II: L'homme décrit la femme : Blaise Cendrars
- Kelly O
- Dec 16, 2021
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« Elle est toute nue, n’a pas de corps — elle est trop pauvre. »
- Blaise Cendrars, La prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France (1913).

Image du film L'étoile de mer par Man Ray, 1928.
Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France
Blaise Cendrars
1. Du fond de mon coeur les larmes me viennent
2. Si je pense, Amour, à ma maîtresse ;
3. Elle n’est qu’une enfant, que je trouvai ainsi
4. Pâle, immaculée, au fond d’un bordel.
5. Ce n’est qu’une enfant, blonde, rieuse et triste,
6. Elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;
7. Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
8. Tremble un doux lys d’argent, la fleur du poète.
9. Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
10. Avec un long tressaillement à votre approche ;
11. Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
12. Elle fait un pas, puis ferme les yeux - et fait un pas.
13. Car elle est mon amour, et les autres femmes
14. N’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes,
15. Ma pauvre amie est si esseulée,
16. Elle est toute nue, n’a pas de corps - elle est trop pauvre.
17. Elle n’est qu’une fleur candide, fluette,
18. La fleur du poète, un pauvre lys d’argent,
19. Tout froid, tout seul, et déjà si fané
20. Que les larmes me viennent si je pense à son cœur.
Cet extrait de La prose du transsibérien a inspiré mes recherches pour l'anthologie. Comme j'ai écrit dans l'introduction, j'étais profondément touché par le portrait de son amour. C’est évident que Cendrars pense soigneusement à sa vie ave une tristesse et une pitié immense qui culminent dans les lignes, « tout froid, tout seul, et déjà si fané / Que les larmes me viennent si je pense à son cœur » (19-20). Cendrars écrit au présent, mais il indique avec l’inaccessibilité, le silence, le manque du corps, et le mot « fané » qu’il représente une image fixé d’un fantôme ou mémoire qui hante le présent. On a parlé en classe de la simultanéité de temps dans La prose du transsibérien. Sa poétique est comme un train, symbole de la modernité, qui s’avance entre deux ou trois états du passé, présent, et futur au même temps. Pour lui, le passé, le présent, et son imagination sont entrelacés.
Jehanne, symbole de la vielle France perdue aussi que son amie morte, représente aussi la perte de « La fleur du poète, un pauvre lys d’argent » (18) dans la course imparable à la modernité. Mais pour nous les femmes, est-ce que c’est un mort nécessaire? Cette mémoire idéalisée d’une femme muette, une muse poétique des hommes – elle doit mourir pour qu’une femme poète renaît de ses cendres en plein corps et en voix claire.
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