III. La femme(tôme) incorporelle : Damas et Desnos
- Kelly O
- Dec 15, 2021
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Le chat qui ne ressemble à rien (1922), Robert Desnos. Untitled Portrait of Jayne (1974), Melvin Edwards.
J'ai commencé ce projet avec un peu de suspicion sur le désir masculin hétéro pour une femme irréel, fantastique, idéelle. C'est plus facile d'aimer un fantôme qu'une femme corporelle et imparfaite.
Pendant ma recherche, j'ai trouvé des exemples des hommes poètes qui idéalisé les corps irréels des femmes imaginées.
Mais la réalité était plus complèxe que j'avais pensé ...
J’ai tant rêvé de toi
Robert Desnos (1900-1945, Paris, France)
1. J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
2. Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
3. et de baiser sur cette bouche la naissance
4. de la voix qui m’est chère ?
5. J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre
6. à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
7. au contour de ton corps, peut-être.
8. Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
9. et me gouverne depuis des jours et des années
10. je deviendrais une ombre sans doute,
11. Ô balances sentimentales.
12. J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille.
13. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
14. et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
15. je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
16. et le premier front venu.
17. J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
18. qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
19. qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
20. que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
21. sur le cadran solaire de ta vie.
J’ai choisi ce poème pour sa première ligne, « J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité », qui exprime mon problème avec une vue fantaisiste des femmes. Desnos lamente cette situation de déréalisation, et il faut dire que ce problème n’est pas unique aux romances. La manque de la présence de quelqu’un, après la mort ou simplement les distances ou le temps trop loin, brouille leur corporéité.
Ce qui est intéressant ici, c’est que l’orateur du poème souhaite bouiller sa corporéité aussi. Il voit comment aimer quelqu’un irréel érode son propre sens de soi. Je note aussi le lien entre la simultanéité du temps dans La prose du transsibérien par Cendrars et celle-ci : « je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres / et le premier front venu » (15-16). Dans ma relation j’expérience ce collage du passé sur le présent, comme les mémoires des premiers rendez-vous superposé sur ceux de notre présent. Il y a une peur, peut-être, d’une perte future dans cette oppression sur le passé.
Black-Label
par Léon-Gontran Damas (Cayenne, Guyane 1912-1978)
1. KETTY s’envola par la lucarne
2. belle blonde et nue
3. Et L’AUTRE
4. À son jeu toute
…
5. Toute à son jeu
6. mais d’une voix qui n’était plus sienne
7. mais belle et bien celle
8. de Sicy-Chabine
9. en Ketty retrouvée
10. YDÉ m’a dit
11. YDÉ m’a dit
12. À l’abri du paravent
13. j’ai suivi la manœuvre
14. mais je m’appelle ELYDÉ
15. j’entends que tu m’accompagnes aux bains …
Damas écrit aussi des femmes irréelles, qui vivent dans son imagination et sa mémoire sans corps physiques. Les voix substituables (6-9) de Ketty, Sicy-Chabine, et ELYDÉ font allusion à la Sainte Trinité, mais le choix d’utiliser les femmes en place de Dieu, le Fils, et le Saint-Esprit (représenté par ELYDÉ, j’imagine) semble iconoclaste. Je n’ai pas une éducation assez religieuse pour comprendre ce qu’il dit avec cette référence. Mais, dans le livre Black-Label sa foi dans un dieu Catholique et colonialiste semble perdue. La blanche Ketty correspond bien avec ce dieu idéalisé mais indigne de confiance. L’amour en général pour l’orateur est toujours incorporel, insubstantiel, probablement à cause des brutalités que le racisme et son histoire laide ont infligé sur les corps noirs. Toutes les corps, noirs et blancs, peuvent semble dangereux après cette histoire violente qui se superpose vraiment au présent et se passe en même temps.
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